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Entretien avec Robert Lepage pour Triptyque

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Genre : Interview

L'Actu

A l’occasion de l’avant première et de la ciné-rencontre organisée autour du film Triptyque à La Comète, nous avons eu la chance de rencontrer le dramaturge et cinéaste Robert Lepage, en résidence à Châlons en Champagne pour la présentation de sa nouvelle pièce de théâtre Jeux de cartes : Cœur. Très occupé entre les répétitions de sa pièce et la promotion de son film, le metteur en scène québécois a réussi à se libérer pour nous accorder une interview.

Ciné Région : La pièce de laquelle s’inspire le film (Lipsync) illustrait neuf segments de vie. Pourquoi avoir choisi de vous recentrer sur trois d’entre eux ? Et comment avez-vous créé ce lien entre eux, cette cohérence ?

Robert Lepage : Dans le spectacle Lipsync, il y avait en effet neuf segments mais c’était en fait une trilogie de trilogie. C’est-à-dire qu’il y avait trois fois trois personnages qui avaient tissés des liens les uns avec les autres. Donc c’est comme si on avait extrait une de ces trilogies pour en faire en film ; c’est pour ça qu’on l’a appelé Triptyque. Ces trois personnages avaient soit un lien familial ou un lien amoureux et l’idée était qu’un jour on fasse les autres trilogies et que le tout fasse un panorama de toutes les histoires. On pouvait très bien extraire ces trois histoires et que le tout soit cohérent. Il ne manque aucun élément de la pièce originale par rapport au destin des trois personnages.

C.R : Ce sont trois personnes dans la cinquantaine qui sont blessées et cabossées par la vie. Des profils plus jeunes n’auraient eu ici aucun intérêt pour vous ici ?

R.L : Non c’est vrai, mais ceci dit il y a des personnages dans les autres parties de la pièce qui sont plus jeunes. L’écriture du spectacle Lipsync s’est faite collectivement, notamment avec les acteurs et quand on a cinquante ans, on a des préoccupations de gens de cinquante ans donc c’est naturel que ces personnages restent dans leur moyenne d’âge. Ici on a en effet un triptyque de gens qui sont à mi-parcours et qui doivent faire des choix. On a trois destins croisés de gens qui sont à un moment pivot de leur vie.

C.R : Est-ce que les acteurs ont été invités à participer à l’écriture du scénario ?

R.L : Oui sauf qu’à un moment donné ils ont dû lâcher prise. Au cinéma, c’est très différent du théâtre. Au théâtre, même si le spectacle est fait, on n’y change plus rien, c’est aux acteurs de partir en tournée et de le défendre chaque soir. Ils sont maitres du spectacle. Donc le spectacle est toujours en développement mais si on dit qu’il est écrit. Au cinéma, une fois le montage fait, le montage est fait. Alors oui, ils ont un peu participé à l’élaboration du scénario mais à un certain moment, il a fallu qu’ils se retirent et qu’ils nous laissent, Pedro et moi, faire un ménage dans tout ça et en faire un truc plus cinématographique. Il fallait notamment enlever beaucoup de dialogues et travailler sur la simplification des répliques parce qu’au théâtre, on parle beaucoup tandis qu’au cinéma, on y va.

C.R : Vous êtes à la fois dramaturge, réalisateur, comédien et auteur. Vous aimez bouleverser les codes de la réalisation scénique. Est-ce qu’en cela, vous trouvez le même plaisir dans le cinéma que dans le théâtre ?

R.L : J’avais la prétention, quand j’ai commencé à faire du cinéma, de vouloir faire un cinéma différent. Finalement, il faut apprendre à faire du cinéma avant de faire ça, il faut maitriser la discipline. Pour ma part, je n’avais aucune maitrise du métier, surtout dans mes premiers films, donc je me suis retrouvé beaucoup à faire du théâtre au cinéma et à faire les mêmes erreurs que tous metteurs en scène de théâtre s’essayant au cinéma. A un moment donné, j’ai commencé à comprendre comment ça fonctionnait et j’ai eu envie de travailler avec quelqu’un dont c’est vraiment le métier parce que j’ai beaucoup plus de plaisir à travailler à deux. Je n’ai pas de problème d’égo, ça ne me gène aucunement de partager la responsabilité du film. Quand je travaillais à l’Opéra, c’était notre façon de travailler ; il y a le chef d’orchestre, le metteur en scène et on dirige les mêmes personnes alors il faut s’entendre, ne pas se contredire. A force de faire de l’opéra, j’ai vraiment adopté ce dialogue. Au cinéma, j’avais des difficultés avec la solitude, le fait d’assumer seul toutes les décisions. Je pense que Triptyque est plus riche que mes autres films parce que je l’ai fait en compagnie de quelqu’un avec lequel j’ai dialogué en continu. Je me vois mal travailler seul au cinéma à l’avenir.

C.R : Vous aviez déjà collaboré avec Pedro Pires pour Totem notamment et vous possédiez une même vision artistique.

R.L : Il avait déjà travaillé sur certains de mes spectacles d’opéra et de cirque, mais c’était plus un fabriquant d’images. De mon côté, je l’ai beaucoup aidé sur le plan dramaturgique sur certaines de ses court-métrages. Il a réalisé de très beaux court-métrages mais il n’avait pas toujours le sens de la dramaturgie. Je lui suis venu en aide et c’est là que j’ai compris son langage, son esthétique et en cela, Triptyque lui ressemble beaucoup. Tout le travail de la caméra, la musique et le dépouillement du texte, c’est lui.

C.R : Vous aviez déclaré dans une interview l’année dernière qu’ « il n’y a pas un public mais des publics ». Est-ce que vous considérez le public de cinéma différent du public de théâtre ?

R.L : Ce n’est pas tellement le public qui est différent mais plutôt son attitude. Au théâtre, on s’adresse à une collectivité, on est une collectivité sur scène, même quand on est tout seul, on est une équipe et nous, membres de cette équipe, parlons à une communauté. On se retrouve dans la salle avec des gens qu’on n’a pas choisi mais qui sont là et on va réagir en groupe. Il y a donc une interactivité, qu’on le veuille ou pas et l’expérience va être différente chaque soir parce que ce sont les gens qui composent le public qui font circuler l’énergie. Tandis qu’au cinéma, il y a beau avoir 15, 2 ou 260 spectateurs, ça ne change rien à ce qu’on voit et ce qu’on voit peut vivre sans public. Le film n’est absolument pas modifié, il ne réagit pas en fonction du public donc ça devient des séances privées : dans un cinéma où il y a 2000 personnes, le film va parler à une personne mais pas à une collectivité. C’est ça la grande différence je pense et ce qui gène beaucoup de gens qui ont l’habitude d’aller au cinéma, de se retrouver au théâtre et de ressentir qu’ils font partie de ce qu’il se joue devant eux.

C.R : Le langage est au cœur du film par la poésie, la maladie qui l’entrave, le doublage ou la mémoire. Pour vous, la parole est le sens le plus essentiel ?

R.L : Je ne sais pas si c’est le plus essentiel mais c’est celui qui m’intrigue le plus. On confond d’ailleurs souvent la voix, la parole et le langage ; on met tout ça dans un même tout mais en réalité, ce sont des choses très distinctes. Le langage, c’est ce qu’on a hérité de la mère, c’est très maternel cette façon de savoir quel sont les mots, quel mot utiliser, comment le dire etc. La voix en revanche est plutôt héritée du père et la parole c’est l’individu, c’est qui on est, l’identité. Ce sont des termes qui me fascinent bien que je sois beaucoup plus un homme de l’image, mais l’expression en tant que telle m’a toujours fascinée. Au cinéma, on va choisir tel acteur ou telle actrice en fonction d’attributs physiques tandis qu’à l’opéra, c’est par catégorie de voix (baryton, contralto…). Ce rapport à la voix est lié à des personnages : la basse est un personnage plus dangereux qu’un ténor. Ces associations m’intriguent énormément.

C.R : L’opération est la scène centrale du film, une scène clé, charnière. Comment avez-vous abordé cette scène techniquement ?

R.L : Premièrement, il fallait qu’on sache de quoi en parle donc a peu près tous les gens qui sont dans la salle sont des médecins, des neurologues, des personnes dont c’est le métier. On a choisi de les prendre parce qu’ils savent manipuler les choses et savent quoi faire donc ils nous ont guidé. Pour illustrer la scène, on a tourné durant de vraies opérations à crâne ouvert.

C.R : Dans le domaine de l’art, un triptyque est une œuvre composée de trois panneaux, dont les deux volets extérieurs peuvent se refermer sur le volet central. Qui incarne le volet central dans votre œuvre ?

R.L : Le volet central est sans aucun doute le personnage de Marie puisque c’est celle qui a le lien filial avec sa sœur schizophrène et le lien médical avec Thomas, le neurologue. Ce sont trois personnes qui vivent dans des lieux opposés et qui reliés par Marie.

C.R : Et vos comédiens ont immédiatement accepté de réinterpréter leur rôle au cinéma ?

R.L : Oui, ils n’ont pas hésité mais en même temps, ils étaient très inquiets de la manière dont ça allait passer au cinéma. Au théâtre, il y a un type de jeu qui est difficile à transposer. C’est là que le travail de Pedro et moi est devenu très important et rigoureux parce qu’on connaissait tous les deux très bien les personnages et on avait conscience qu’il fallait les atténuer considérablement. C’était une préoccupation constante sur le plateau. Il fallait prendre en considération l’avis de Pedro, qui filme beaucoup de gros plans donc il a fallu réinterioriser tout pour les artistes.

C.R : Le tournage s’est déroulé sur trois ans. Comment s’est-il organisé ? Vous avez fait beaucoup de repérages où vous préfériez filmer à l’avenant ?

R.L : Ca s’est écoulé sur trois ans mais finalement, on n’a pas tourné vraiment plus qu’un tournage normal. C’est juste qu’on a étalé tout ça sur trois ans parce que c’est un peu la méthode qu’on emploie quand on fait du théâtre : on essaie de ne pas condenser les choses. Je crois beaucoup qu’entre les moments de tournage ou les moments de montage, il faut laisser du temps au subconscient de faire le travail. C’est pour ça que moi je fais plein de projets et je ne m’inquiète pas de l’évolution qu’ils ont pu prendre malgré moi. C’est aussi prendre de gros risques parce que les comédiens ne peuvent pas être assurés sur un telle période et il faut espérer qu’ils ne changent pas trop physiquement. Ca complexifie les choses mais en même temps ça laisse de la réflexion.

C.R : On retrouve beaucoup d’effets cinématographiques que vous exploitez dans vos pièces comme les ralentis, les superpositions, les ellipses ou les contrepoints. Vous aviez tout de même votre mot à dire pour tout le travail esthétique ?

R.L : A l’écran, il y a effectivement une esthétique très forte et c’était très rare que je sois en désaccord avec Pedro. Mais il y a dans la rythmique et dans la dramaturgie du film une esthétique qui repose sur le bon tempo et j’étais plus responsable de cette partie là. Donc la facture visuelle et sonore, c’était plus Pedro et l’aspect structure et rythme, c’était ma responsabilité.

C.R : Que pensez-vous de la nouvelle génération de réalisateur dont fait partie Xavier Dolan par exemple ?

R.L : Ca m’intéresse beaucoup ce que fait Xavier sauf qu’il y a une chose qui se passe avec les jeunes réalisateurs, c’est que ce sont souvent des gens qui ont appris leur métier soit à la télévision, soit en faisant des clips ou des séries web. Ce qui fait que les choses sont tournées très vite et parfois le langage cinématographique est peut-être un peu trop télévisuel à mon goût. Moi j’aime bien les longues histoires, très épiques, les histoires de longue haleine. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, l’argent déploie de grosses productions à l’américaine ou des petits films d’art qui sont très beaux, mais les histoires sont trop rapides. Après, je n’ai pas vu son dernier film Tom à la ferme dans lequel il semble prendre encore une direction différente. C’est vrai qu’il fait beaucoup de choses en très peu de temps, il fait plusieurs films et j’ai l’impression que c’est un rythme d’enfer que les jeunes réalisateurs ont à présent.

C.R : Vous en parliez tout à l’heure, vous aimeriez porter à l’écran les autres parties de votre pièce ? Et avez-vous un prochain projet concret au cinéma ?

R.L : Oui éventuellement. Mais Triptyque est un film encore jeune, on le joue dans des festivals et il est encore distribué donc il faut voir l’intérêt que le film va susciter pour être capable de financer d’autres parties. Alors oui ça serait bien de pouvoir faire un Triptyque 2 et de s’intéresser aux autres personnages et un jour peut-être avoir un coffret avec tous les volets. Après, en ce qui concerne mes projets au cinéma, j’ai quelques scénarii sur lesquels j’ai travaillé, qui sont encore dans les tiroirs, que je soupçonne de ressortir un jour mais pour le moment je n’ai pas de projet de cinéma en cours.

Entretien réalisé et retranscrit par Eve BROUSSE