Cheryl Strayed touche le fond, bascule en enfer pour oublier un paradis perdu, une ère idyllique où tout était bonheur. Une fois la mort de sa mère, elle glisse peu à peu dans un gouffre qui finit par l’engloutir. Le mariage avec un homme qui l’aime ne suffit pas à arrêter la chute. Elle est en quête d’un souvenir, du meilleur des mondes qui n’existe que dans l’image d’hier. Cheryl fuit le présent en se noyant dans la drogue, le sexe sans lendemain, sans âme. Son couple, sa vie, explosent, le monde tourne dans une valse à mille temps où le néant ne sonne pas le glas de l’oubli. La douleur ne s’efface pas, elle perdure, s’infiltre dans tous les pores.
C’est quand le vent ne souffle plus pour chasser les nuages sombres qu’elle bouge enfin. Cheryl reprend son destin en main. Elle décide d’affronter la plus difficile des randonnées, le Pacifique Crest Trail. Elle représente un sentier de 4200 kilomètres reliant à l'ouest des États-Unis, les frontières mexicaine et canadienne. La nature comme chemin de sa rédemption, l’antichambre de sa renaissance, se confronter au monde sauvage pour renouer avec celui des hommes. C’est la route des larmes, de la chaleur tenace, du froid mordant, des torrents courant se perdre dans la mer, des prairies où le vent glisse sa symphonie, des forêts où gronde le chant du premier arbre. La leçon sera rude, le chemin long, mais pour celui qui réussit la quête, la lumière d’un nouveau jour se lève.
Qu'est-ce qui relie un jeune garçon gay C.R.A.Z.Y. (2005), une future reine Young Victoria (2009), une mère de famille et son enfant handicapé Café Flore (2010) ? Nous pouvons rajouter, un Texan séropositif montant une pharmacie Dallas Buyers Club (2013) ou aujourd’hui une jeune femme affrontant la pire des randonnées ? Le lien identique à tous ces personnages c’est à la fois leur volonté d’échapper à une certaine condition et d’assumer leur marginalité, la rébellion. C’est pour certains la rédemption et la volonté de braver la mort, jaillir du néant où la vie les cloue comme un hibou de mauvais augure sur une porte de grange. C’est quand la limite est atteinte qu’ils trouvent au fond d’eux-mêmes le sursaut nécessaire pour braver la vie, pour reprendre goût à sa sève. Jean-Marc Vallée aime ses personnages qui assument leur déchéance, leur marginalité, mais cherchent aussi à échapper à leurs démons pour se donner une nouvelle chance.
L’histoire vraie de Cheryl Strayed ne pouvait que le motiver. Le projet lui est apporté par son actrice principale, Reese Witherspoon. Elle trouve un rôle à sa mesure, loin des personnages où Hollywood la cantonne habituellement. Nous ne nous étonnons point de la voir en lice pour les Oscars. Le film s’ouvre sur un cri de rage, un moment de découragement où le spectateur se demande si ce n’est pas la fin du voyage. Le réalisateur nous propose un montage entre le présent et le passé pour, au fur et à mesure de la route, nous amener à comprendre le pourquoi du comment. Ainsi, c’est un personnage marqué et hanté par un bonheur perdu qui, dans sa quête d’existence, cherche à retrouver le temps des jours heureux. Entre deux paysages, une forêt ou un torrent, pleurant, il revient sur l’enfance et cette figure de la mère remarquablement interprétée par Laura Dern.
« Après m’être perdue dans la jungle de mon deuil, je m'en suis sortie toute seule. »
Comme bien souvent, la mort vient mettre un terme à ce meilleur des mondes. Elle brise le cercle des jours heureux pour ouvrir la rivière des larmes à venir. Jean-Marc Vallée choisit en général de prendre au cœur, gros plan de visages, serrés, proches des personnages. C’est l’urbain qui nous étouffe, nous enferme dans notre cercueil, commence à clouer les planches du dernier tombeau. Il oppose la rédemption à la nature, les plans souvent éloignés, silhouette perdue dans l’immensité de l’espace, noyée dans le ciel. Il marque la notion de notre petitesse, dans cet univers immense, mais aussi combien le chemin vers la rédemption est long et fragile. Retour aux origines, l’humain seul face à l’espace, la route se fait à pied, sans confort, retour au premier feu. Il faut revenir au premier cri pour retrouver la voie perdue, quand la route a bifurqué vers les ténèbres, oubliant le soleil.
C’est dans cette partie aussi qu’il semble moins à l’aise, il manque quelque chose. À notre avis, en se plaçant trop du point de vue extérieur et lointain, nous ne saisissons pas le poids de cette nature sauvage. La scène du renard par exemple s’évacue en deux ou trois plans alors qu’elle méritait plus. Ce renard du Petit Prince peut-être faut-il l’apprivoiser pour comprendre le prix de l’amour. Nous avons parfois l’impression d’un documentaire et c’est bien dommage. Malgré ces petits défauts, le film ne manque pas de nous toucher. Sur la fin il trouve même son ton juste. C’est un voyage qui nous en dit long aussi sur nous-mêmes à travers Cheryl, c’est aussi nos propres interrogations que nous questionnons. Qu’avons-nous fait de notre vie, sur quelle route cheminons-nous ?
« Marcher jusqu’à retrouver la femme que ma mère voyait en moi »
Patrick Van Langhenhoven
Etats-Unis - 2014
Réalisation: Jean-Marc Vallée
Scénario: Nick Hornby
d'après le livre homonyme de Cheryl Strayed
Image: Yves Bélanger
Décor: John Paino
Costume: Melissa Bruning
Son: Coll Anderson
Montage: John Mac McMurphy, Martin Pensa
Musique: Susan Jacobs
Producteur: Reese Witherspoon, Bruna Papandrea, Bill Pohlad
Production: Fox Searchlight Pictures, Pacific Standard
Interprétation:
Reese Witherspoon (Cheryl Strayed),
Gaby Hoffmann (Aimee),
Laura Dern (Bobbi),
Michiel Huisman (Jonathan)
Distributeur: Fox Searchlight Pictures
Durée: 2h