Au Japon, à Kobe, nous suivons les vies de quatre amies de longue date, qui ont pour habitude de se retrouver lors de sorties agréables, pique-nique, atelier de découverte de son corps, week-end entre copines, etc. Progressivement, nous allons entrer dans leur intimité, leur moi secret, inconnu des autres et souvent d’elles-mêmes. Dans une atmosphère volontairement quotidienne, parfois un peu répétitive et souvent très bavarde, Hamaguchi, parti d’un travail d’improvisation, brosse le portrait d’un Japon qui étouffe sous les conventions, le carcan social et le devoir de ne rien montrer qui puisse déranger le groupe auquel on appartient, que ce soit la famille, le travail, le voisinage ou même le couple. Les quatre amies pensent bien se connaitre. Or à mesure que se déplie le film, on devine des zones d’ombre, des non-dits, alors qu’à longueur de temps elles revendiquent leur proximité et une certaine forme de transparence. Mais rien n’est jamais limpide comme les eaux des sources ni simple comme les jours qui passent.
Senses 1 et 2
Hamaguchi a décidé de découper son film de plus de 5 heures en trois parties, plus faciles à montrer en salles. Il faut donc vous préparer à faire un marathon, une délicieuse orgie d’images qui nous révèlent un Japon sans fard, sans samouraï ni geisha. La ville est bruyante, avec ses immeubles et ses trains de banlieue, les gens travaillent tard, et s’endorment sans s’en rendre compte, le soir, sur leur canapé.
Chaque personnage tente de concilier sa vie et ses envies. Pour l’une il faut toujours consulter le mari et supporter la belle-mère. Pour l’autre, le joli couple de façade est en train de se lézarder à bas bruit. L’infirmière assume sa solitude après un divorce douloureux et la dernière, Jun, annonce également son intention de divorcer, parce qu’elle ne supporte plus de laisser le meilleur de sa vie à un homme qui n’en fait rien.
Le réalisateur déclenche sans bruit le compte à rebours avant la déflagration. En procédant par petites touches, il met en évidence le poids des conventions sociales telles un étau, un nœud coulant qui provoque le drame si les mouvements sont trop amples. Il vaudrait mieux rester dans le rang et ne pas trop redresser la tête, si l’on s’en tient aux codes en vigueur. Le ton est feuilletonesque, presque banal, mais le ressenti est profond et s’insinue doucement, tel un venin, dans le spectateur.
Le titre Senses (initialement Happy Hour) fait référence aux 5 sens. Dans ce premier opus, toucher et écouter. N’hésitez pas à plonger, tous sens confondus, dans ce grand bain japonais… dans les sources chaudes bien sûr !
Senses 4 et 5
La suite de Senses appuie bien sur les deux thèmes qui le composent. D’une part
dans la société japonaise, le langage ne permet pas de communiquer. Les codes
de la conversation et du savoir-vivre obligent à remercier ou à s’excuser sans
fin. « Arigato gozaimasu » merci beaucoup et « sumimasen »
je suis désolé reviennent inlassablement. D’autre part, sous le poids immense
des conventions, quelque chose résiste, refuse de plier. Chacun des
personnages, à travers ses cinq sens, essaie d’exprimer consciemment ou non son
désir.
Après le divorce, c’est la grossesse qui devient centrale. Celle de Jun, mais
pas seulement. Voir, mais personne
n’a vu… N’est-ce pas étrange ? Puis
Ecouter qui nous amène à une longue scène de lecture publique dans laquelle
on retrouve la jeune écrivaine rencontrée dans Senses 1 et 2. Là encore, le débat qui suit offre une séquence
aussi cocasse qu’elle témoigne de cette société policée qui déroute les Latins
que nous sommes. Et pendant ce temps, en coulisses, d’autres liens se
développent. Le spectateur finit par savoir des choses que les personnages
ignorent. La durée nous permet de mieux cerner chaque protagoniste, le ressenti
de chacun, ses enjeux, ses risques et ses limites.
Le dernier chapitre nous dira comment l’auteur, le seul habilité à tirer les fils de ses créatures, voudra clore cette fresque.
Senses 5
Ce dernier volet intitulé « goûter », le plus court est aussi le plus dense. C’est l’acte final. Les langues se délient, mais dans un écrin trop serré pour la parole à diffuser. Le mari de Jun tente de faire vaciller les certitudes en se posant comme la victime de l’égoïsme de sa femme. Il réussit au moins à jeter le trouble et les cartes sont rebattues.
Goûter … à la liberté. Au moment où les couples tanguent, la nuit est ouverte, les rencontres possibles. Au moins une fois dans sa vie, chacun va tenter d’exprimer ou de vivre ce à quoi il ou elle ne se croyait pas destiné. Car au Japon, on ne choisit pas, on suit les rails de son existence aussi bien tracés que ceux des trains de banlieue qui rythment l’existence. Au sortir de ces événements, ils seront tous transformés. Pour certains, c’est la promesse d’une existence à construire, pour d’autres, ce sera l’échec, la perte ou le deuil.
Hamaguchi brosse décidément un tableau qui intrigue, qui dérange parfois. Il semble vouloir faire tomber les faux-semblants et le côté lisse qu’on associe souvent à l’archipel. Les aventures des quatre amies nous entrainent dans un pays sombre où vivre n’est pas facile.
Françoise Poul
bONUS/
Titre original : ハッピーアワー (Happī Awā?)
Titre international : Happy Hour
Titre français : Senses
Réalisation : Ryūsuke Hamaguchi
Scénario : Ryūsuke Hamaguchi, Tadashi Nohara et Tomoyuki Takahashi
Photographie : Yoshio Kitagawa
Musique : Umitarô Abe
Pays d'origine : Japon
Format : Couleurs - 35 mm - 1,85:1
Genre : drame
Durée : 317 minutes
Dates de sortie DVD : 14 novembre
Distribution
Sachie Tanaka : Akari
Hazuki Kikuchi : Sakurako
Maiko Mihara : Fumi
Rira Kawamura : Jun