En enfer le silence se meurt pour le hurlement des flammes et le cri des morts agonisants dans la nuit après les ombres et le brouillard. Saul est un Sonderkommando. Les ombres noires de la horde nazie les embrigadent de force pour assister le bourreau dans son noir dessein. Une fois dévêtus, les corps nus encore ombrés d’innocence, d’inconscience de l’horreur qui suit, se dirigent dans le cœur de l’enfer. Les cris, les coups sur la porte de métal et les regards sans vie des Sonderkommandos qui attendent pour s’élancer dans le bruit des corps sans vie que l’on traine, des vêtements jetés au sol, des morceaux de vie nourrissant le néant. Un râle, un toussotement, un petit espoir dans ce noir, un enfant tente de survivre, pas pour longtemps. Saul entreprend une longue quête d’un rabbin pour donner un dernier chant, une sépulture à cette innocence. Pour le spectateur commence le long voyage où il perdra son âme, son espoir dans une graine de bonté plantée au sein de l’humanité.
Ici derrière les images souvent floues, ce sont les sons, les paroles susurrées, les cris, les pleurs, les coups de feu la longue mise en marche d’une apocalypse qui ne peut être nommée. Au bout de chemin, Saul trouvera peut-être la rédemption ou la paix pour son âme. En compétition à Cannes, ce premier film du hongrois Saul Fia était attendu comme un brûlot, l’objet d’une polémique qui enflammerait la Croisette. Film choc, film coup de poing, la polémique n’aura pas lieu. Nous pensions avoir tout vu de l’horreur, de la barbarie à visage humain, tout savoir, photos, film d’archives, fictions, et voilà que nous touchons le fond du gouffre. La polémique devait venir de deux formes de cinéma, l’un démonstratif, qui donne à voir l’horreur et là une certaine partie de la critique du public craignait le pire.
L’autre camp, attaché à un cinéma suggestif, qui ne donne pas à voir mais suggère la folie du démon. Saul Fia, dans un cinéma coup de poing, caméra souvent proche du visage de Saul, que nous suivons dans ce parcours de l’ultime déchéance. La quête d’un Rabbin pour honorer ce fils qui n’est peut-être pas le sien, d’ailleurs a-t-il un fils ? Qu’importe ? Ce dernier hommage devient pour le spectateur le voyage au chant de l’horreur. C’est là que le film devient insoutenable, difficile, s’appuyant sur le pire des alliés, notre esprit. Le réalisateur ne montre jamais les chambres à gaz, les fosses où les corps tombent, il joue de l’ombre, du flou de portes fermées et surtout du son. Notre esprit fait le reste en s’appuyant sur ce qu’il connaît et imagine et nous comprenons qu’il ne faut jamais oublier et nous sommes loin d’appréhender complètement combien nous touchions le fond de l’enfer.
Patrick Van Langhenhoven
"Les moments marquants de l’histoire ont constamment eu un écho dans le cinéma. La Shoah l’a été tristement et a eu son lot de grands films, documentaires tels Nuits et brouillard (Alain Resnais, 1956) ou Shoah (Claude Lanzmann, 1985) et de fictions plus récentes avec La Vie est belle (Roberto Benigni, 1997)ou Le Pianiste (Roman Polanski, 2002) - sans dresser de liste exhaustive.
Le Fils de Saul,premier film deLászló Nemes, Grand Prix au Festival de Cannes cette année, tentait de relever ce que l’on peut désormais appeler un défi : faire une fiction dans l’horreur d’Auschwitz, sans redites ni pathos. Un parti pris puissant en ressort, résidant dans le cadre comprimé et atypique, se concentrant uniquement sur le personnage de Saul, une immersion totale dans les camps de concentration. Poignante ou insoutenable.
Sonderkommando, Saul - interprété par Géza Röhrig - a un rôle particulier pour un déporté : dans ce camp, il doit organiser le massacre, en conduisant les autres déportés dans les chambres à gaz, récupérer leurs affaires, brûler les corps… Tout en sachant que son tour viendra. Et de l’atrocité rejaillit une lueur d’humanité lorsque ce dernier trouve parmi les corps son prétendu fils. La course effrénée pour lui offrir une sépulture va corroborer celle de sa propre survie.
« Hélas, l'histoire donne peu d'exemples de peuples qui tirent les leçons de leur propre histoire » regrettait Stéphane Hessel dans Indignez-vous. Le cinéma serait un de ces moyens de se souvenir et tirer les leçons. Mais filmer l’histoire n’a jamais été une tâche simple, comme le narre très bien Marc Ferro dans son Cinéma et histoire. Recréer une période, le réalisme de bribes historiques, s’agit-il alors de respecter les faits avec précision ou bien tenter de reproduire les sensations ? Beaucoup s’y sont essayé, tombant souvent dans l’académisme, la leçon justement. La fictionnalisation de la Shoah semble une montagne infranchissable à laquelle Le Fils de Saul a le mérite de s’attaquer. Il fait émerger un postulat, avec une certaine maitrise et surtout une précision historique non-négligeable. Mais cette fois, il nous emmène dans la pénombre de la terreur, où le procédé domine le propos.
Géza Röhrig, le personnage de Saul, a quelque chose de captivant, avec sa gueule abîmée et façonnée par la terreur des camps. László Nemes va saturer son image, l’enfermer dans un cadre resserré, ne laissant apparaître que ses traits, sa noirceur. Le réalisateur, dans un effet stylistique et une volonté démesurée de réalisme, cadre uniquement ou presque le personnage de Saul tout au long du film. La caméra le suit avec une steadicam dans ses mouvements, ne s’intéresse qu’à lui, comme si elle était embarquée sur son épaule, dans une immersion toujours plus puissante. Elle suit les trajectoires souvent linéaires et carrées du jeune Hongrois, accourant. Constamment le personnage semble être tiré, par les SS ou les autres Sonderkommandos, de son objectif et du cadre, qui en devient un en soi. L’extérieur ne semble pas exister. Le procédé est intéressant, même s’il surprend dès les premiers plans.
Nonobstant les échanges avec d’autres personnages et les changements de rythme et plans plus élargis, la raideur des mouvements de Saul et du cadre ne laissent aucun répit. L’impression qui en ressort est du moins telle quelle. Ajoutez à cela les sous-sols des camps et le ton sépulcral de l’image, le sentiment d’oppression ne tarde pas. Saul se lance dans une course incessante pour celui qu’il reconnait comme son fils. Ce cadrage propose une tension intéressante, amenant une certaine décence visuelle. La fixation sur ce visage dessine un flou aussi joli qu’audacieux quand il s’agit de montrer la barbarie en second plan. Les souffrances, les corps meurtris ou morts sont là, nous le savons, mais il n’y a du coup pas de voyeurisme malsain. On les devine. Néanmoins cela ne fonctionne qu’un temps, comme avec ces hurlements dans les chambres à gaz. Le réalisateur affiche un entre-deux en témoignant de l’horreur, sans trop la montrer et en imposant un dispositif qui au final produit un effet tout aussi terrible. Nous vivons dans la salle obscure - et à un degré incomparablement moindre - une tentative de restitution de ce que Saul est en train de vivre : nous sommes impuissants face à cette barbarie. Tout semble étouffer le spectateur.
Si l’image et la cadre présentent un intérêt véritable, pour ce qui est d’une « démythification » de la Shoah comme le disait son réalisateur, il ne dépasse que trop rarement le procédé. Les événements dans la noirceur des souterrains ne sont pas toujours très compréhensibles mais ils ont le pouvoir de montrer un visage instructif avec ces trafics et ces luttes s’organisant, cet espoir que les déportés tentent d’entretenir face au monstre prêt à les engloutir. Cet élan humaniste de la part de Saul, avec son fils, met en exergue l’humanité quand elle n’est plus là. Le « sauvetage » de cet enfant serait un rattachement à cette humanité qui n’est pas présente dans les camps, une évasion de la mort pour se sentir vivant. Le geste est beau. Nous ne savons pas si c’est véritablement son fils, mais le protagoniste se retrouve dans l’obligation de s’en occuper.
La figure enfantine revient dans le dernier plan, justement, et confirme cette hypothèse, de l’enfance en incarnation de la vie et l’avenir. Cela pose néanmoins un souci scénaristique, au moment du soulèvement des Sonderkommandos. La parallèle se fait entre cette course à la sépulture de son fils et la course vers la vie, quand ces derniers condamnés finissent par se soulever. Le vent de rébellion de ce groupe leur donne de la lumière, un semblant de liberté. Lui ne choisit pas la vie, mais la mort de son fils. La sépulture de son fils dirige tout le film et le fait basculer dans l’inconfort d’un scénario trop martelé et se basant sur un point instable dans un but très précis. Alors que tout s’embrase, Saul ne pense qu’à son fils, déjà mort, au péril de sa vie. Cela sert l’intrigue amenant un faux suspense.
Nemes maitrise l’histoire, sa technique et sait où il nous emmène. La retenue dans l'image, jusqu’à la très belle dernière scène y fait peu. C’est pourtant au plein air et à la lumière que l’ampleur du film semble se dessiner, avec un brin d’explicite et une dose de classicisme, oubliant la caméra. Trop tard, Nemes nous inflige cette immersion, à la façon d’une leçon, dans un volonté pourtant honorable et contrôlée. Ce geste artistique vaut beaucoup mieux que de nombreuses images, toujours plus sanglantes et irréfléchies, montrées aujourd’hui. Mais le cheminement avec le personnage, une fois l’exaltation du procédé passée, devient une affliction, une toile pour que nous puissions mieux comprendre la Shoah, ce qu’il s’est vraiment passé en y collant au plus près. Une question se pose : faut-il s’infliger tout cela pour la comprendre et se souvenir ?
Clément Simon
Sarah Lehu autre avis
Dire l'indicible, représenter l'irreprésentable.
La Shoah hante les esprits de ceux qui ont vu l'horreur des camps et qui miraculeusement en ont réchappé. Cette page noire de l'Histoire hante également les générations d'après, celles qui n'ont pas vécu la guerre mais qui restent muettes face à tant d'horreur.
De ces quelques chapitres enseignés à l'école, des écrits de Primo Lévi ou d'Eli Wiesel que nous restent-ils ? De nombreux films ont été réalisés : le documentaire fleuve Shoah de Claude Lanzman sorti en 1985, le court et percutant Nuit et Brouillard du regretté Alain Resnais en passant par l'esthétisation controversée de Spielberg (La liste de Schindler), le poétique La vie est belle de Benigniou le larmoyant La Rafle de la française Roselyne Bloch. Les essais sont nombreux et nous proviennent du monde entier.
Quarante ans après, a-t-ont encore besoin que l'on nous montre ce qu'était la solution finale ? Les témoignages sont-ils encore nécessaires ?
Le Hongrois László Nemes en est persuadé et c'est avec force et courage qu'il s'est attelé à son tour à la lourde tâche qu'implique ce genre d'entreprise. Touché de près par cette tragédie de la Seconde guerre mondiale, il a choisi pour son premier long métrage de filmer l'enfer des camps, l'usine à mort dans ce qu'elle avait de routinier à l'époque.
Le sujet est ambitieux et demande une maîtrise sans faille. C''est donc à quatre mains que le scénario de cette réalité a été écrit. Aidé par Claire Royer, László Nemes s'est longuement documenté sur le sujet, a lu des témoignages, les auteurs ont dépouillés leur écriture pour n'en garder que l'essence, l'atroce substance afin d'éviter tout sensationnalisme.
Le fils de Saul est exigeant dans son fond comme dans sa forme. Visuellement le film nous frappe et tire intelligemment un parti pris esthétique de l'histoire qu'il raconte. Saul est un juif hongrois déporté au camp d'Auschwitz, il fait parti des SonderKommandos, ces groupes d'hommes chargés d'exterminés les leurs avant d'être exterminés eux-mêmes au bout de quelques mois. Saul travaille donc chaque jour à emmener les déportés dans les chambres à gaz, il les entend hurler, mourir, puis nettoie le sang et jette les cendres dans la rivière proche du camp.
Un quotidien macabre auquel il ne semble plus prêter égard, baigné dans l'horreur, se sachant condamné, il ne semble plus ressentir aucune émotion...
Pourtant un sursaut de vie, celui d'un jeune garçon agonisant, va engendrer un mouvement chez Saul. Pensant reconnaître son fils, il va alors tout faire pour offrir à cet enfant une mort digne alors que le groupe de SonderKommandos prépare leur rébellion en secret pour tenter de fuir ces camps de l'horreur.
Nesmes a choisi de suivre la trajectoire de Saul au sein du camp, de nous livrer en caméra semi-subjective son destin, sa quête qui nous entraîne dans les méandres sanglantes du camp de concentration.
S’il n'est pas esthétique, le film est avant tout une expérience sensorielle, les nombreuses langues parlées dans le camp inondent l'image, les bruits des pelles, les coups portés vainement par les prisonniers des douches mortelles nous hantent et participent à cette atmosphère de réel.
Filmé en 4/3, format représentatif de la vision humaine, Saul ne quitte jamais le cadre, nous sommes avec lui presque en temps réel, transportés en témoins de la Shoah, nous spectateurs qui n'en avions eu que des échos plus ou moins lointains.
Nous ne pouvons pas ignorer l'horreur et si le champ et le hors champs du cadre s'affrontent et nous préservent des scènes les plus dures nous ressentons les douleurs de ces hommes plus intensément.
Dans ce chaos, la quête de Saul nous apparaît comme primordiale car elle relève d'un reflexe de survie et surtout d'envie de retrouver une part d'humanité dans un milieu où l'être humain n'est plus considéré que comme une « chose » que l'on pille, dont on se sert jusqu'à épuisement pour ensuite la brûler.
Sans cesse en mouvement, la caméra filme le cœur du camp et nous montre l'abrutissement et l'absurdité des hommes, filmant le visage de Saul en gros plan, ce visage qui semble interroger nos contradictions. Sans concession dans les procédés esthétiques qu'il utilise, ce film n'est pas une expérience agréable mais une expérience essentielle.
Les témoignages sur la Shoah sont-ils encore nécessaires ? Plus que jamais tant que les hommes continueront de s'entre-tuer pour des questions de « races » et de « territoires ».
Le fils de Saul, récompensé par Le Grand Prix au Festival de Cannes 2015est virtuose dans sa sobriété, un témoignage essentiel de l'horreur qui restera pour sûr comme une pièce maitresse du cinéma.
Sarah Lehu
Titre : Le Fils de Saul
Titre original : Saul Fia
Titre international : Son of Saul
Réalisation : László Nemes
Scénario : László Nemes et Clara Royer
Montage : Matthieu Taponier
Production : Gábor Rajna et Gábor Sipos
Chef-opérateur : Mátyás Erdély
Distribution : Ad VitamFrance, Sony Pictures Classics États-Unis
Dates de sortie : (Festival de Cannes) 4 novembre 2015
Distribution
Géza Röhrig : Saul
Levente Molnár : Abraham